Bitâcora de textos y notas varias

lundi 8 septembre 2008

'Déraison' par Horacio Castellanos Moya

Horacio Castellanos Moya, Déraison, Montréal, Les Allusifs, 2006. http://www.lesallusifs.com


Dans l’histoire de la littérature, on trouve quelques ouvrages dont le titre évoque un sentiment, un malaise de l’être humain qui structure l’ensemble du récit. Les titres qui nous viennent à l’esprit le plus fortement sont Faim de Knut Hamsun et La Nausée de Jean-Paul Sartre. Dans cette même lignée, nous pouvons situer Déraison, dernier livre traduit en français de l’écrivain Horacio Castellanos Moya [1]. Tout au long des cent cinquante pages de ce livre, Horacio Castellanos s’adonne à l’exploration de quelques éléments essentiels pour la société. Son but, montrer à quel point les sociétés centraméricaines ont été bouleversées (et le sont encore) par les dictatures militaires.

Horacio Castellanos s’appuie pour ce faire sur l’histoire d’un journaliste en grande difficulté. En critiquant la politique nationale, le protagoniste a eu le malheur de dire que le président était un président « africain » (à cause de son autoritarisme et non à cause de sa couleur de peau). Ressortissant d’un pays où pareilles affaires se règlent à l’ancienne (violemment), il doit s’exiler dans le pays voisin, le Guatemala. Là bas, le journaliste accepte un travail à risques - qu’il considère toutefois comme faisable. Même s’il a été prévenu par Erick, l’ami qui l’a embauché, le personnage se rend très vite compte de la difficulté de la tâche. En effet, embauché pour corriger un rapport secret de 1100 feuillets, où sont recensés quatre cent vingt deux assassinats commis lors du conflit qui opposa les forces armées et la guérilla, le journaliste se trouve face à une boîte de Pandore. Pourtant, ce n’est pas la quantité de meurtres qui le bouleverse, mais la teneur des témoignages : il y est toujours question de souvenirs saisissants, souvent relatés par des indigènes dans un langage hautement poétique. Confronté à la violence des excès commis, le lecteur finira par ressentir aussi un manque qui renvoie à celui des témoins.

Nous sommes confrontés dès les premières pages de Déraison à un profond dérangement général. Cela est évident à travers le choix de la forme du dialogue choisie par Castellanos Moya. Ainsi, le journaliste semble s’adresser au lecteur en ami, en confident : celui-ci apprend que rien ne tourne rond dans cette société. Le correcteur nouvellement embauché est bouleversé par une phrase du rapport. Il réalise qu’il est allé se fourrer dans un vrai guêpier : « Je ne suis pas entier de la tête », dit un rescapé. Cette phrase devient le point de départ - insoutenable aux yeux du protagoniste - pour réfléchir à l’absence totale de rationalité qui caractérise ces sociétés schizophrènes (état produit par la violence des armes), où la peur règne en maître.

« Interdits » de vérité, les habitants du pays doivent feindre une normalité inexistante, qui conduit nécessairement à un sentiment de désarroi. Ainsi, on peut très bien comprendre qu’il est difficile, voire impossible, d’être « entier de la tête », puisque le raisonnable serait de mettre un terme à l’hypocrisie générale et de donner à nouveau le droit de cité à une vie « normale ».

Or, il n’est nullement question pour les militaires et les politiciens de perdre leur emprise sur les gens. C’est grâce à une traversée des points névralgiques constituant l’individu (relations sociales, amour, désir, etc.), et lui assurant précisément son individualité, que le lecteur peut apprendre comment l’emprise de la peur affecte tous les aspects de la vie.

Chaque geste entrepris pour rendre les choses normales est vécu comme un exploit, presque comme une folie, car le prix à payer en est la mort. Bien évidemment, les gens n’ont pas envie de perdre la vie, et vivent toujours aux aguets. Le journaliste aura beau tout essayer pour mener une vie « normale », l’angoisse d’être assassiné l’emportera. Qu’il s’agisse d’un danger réel ou d’un simple délire, la paranoïa du personnage transforme toutes les situations en guet-apens. Le lecteur partage l’angoisse du protagoniste, et en fin de compte a aussi du mal à savoir s’il y a menace, ou non. Le délire est tellement grand que le langage ironique mêle souvent la déraison au dérisoire.

Ainsi, dans la capitale guatémaltèque, on apprend qu’il est impossible de boire un bock de bière et de parler de poésie (si elle évoque des sujets compromettants). Il est tout aussi impossible de faire la conquête d’une prétendante, car elle est envahie par des souvenirs douloureux et honteux. Pis encore, quand la difficulté est dépassée, le résultat se révèle plus lourd que le fait d’avoir exaucé le désir (le personnage se découvre contaminé par la chaude-pisse) Tout est tellement contaminé de l’intérieur, que rien n’y échappe, pas même la nature. Ainsi (moment emblématique dans le roman), le journaliste découvre que l’endroit parfait pour le repos et la « réconciliation » intérieure, est en fait trompeur :

j’ai eu le plaisir - dit le journaliste - de contempler, à travers la porte vitrée qui s’ouvrait sur le gazon de la grande cour et sur le bois de pins au fond, la brume qui passait poussée par le vent, comme si soudain [mien] je m’étais réveillé dans une autre contré où la nature ferait de l’homme un animal moins sanguinaire (p 122)

La solitude de l’endroit, presque virginale, se voit en effet salie par l’idée que le lieu n’est pas vraiment pur, mais plutôt celui d’une possible embuscade. Cette idée plonge le personnage,

dans [ses] anciennes craintes, car ce bois touffu a cessé d’être un motif de joie pour [lui] pour se transformer en une possibilité d’affût pour [ses] ennemis (123)

Une fois encore, lorsque la peur se pose fugitivement sur la raison, le bonheur disparaît et le vide ne laisse qu’un homme craintif, terrorisé.

Le travail n’échappe pas à cette dégradation. A cause du contenu du rapport, le journaliste abandonne parfois le peu de lucidité qui lui reste pour entrer dans la peau des meurtriers. Atteint par ces violences lues et relues jusqu’à la nausée, il mime les mêmes gestes assassins des militaires ou des guérilleros. Sans doute, le passage le plus poignant est celui où la tête d’un enfant, projetée en l’air, est écrasée, libérant la cervelle dans une giclée terrifiante. Il semble que personne ne peut plus « être entier de la tête » : image énigmatique de la perte de la raison.

Rédigé comme un cri de révolte, Déraison pose des problèmes intéressants liés à la mémoire, au témoignage, à la violence infligée et subie, et à la valeur même de la vérité. Quels sont les liens qui attachent les individus dans une société qui dissout tous les liens ? Comment faire pour croiser l’autre s’il n’existe que dérobement, que refus de proximité ? On est enclin à penser qu’il n’y a qu’une manière de s’en sortir : jouer le jeu, ou s’en aller. Double face d’une seule réalité, où rien n’est normal.

Pour ceux qui connaissent la littérature de Castellanos Moya, ce livre paraîtra étonnant du fait des recherches stylistiques, comme de la façon de traiter la violence - avec poésie. Pour ceux qui ne la connaissent pas, ce livre constituera une excellente introduction à une manière très personnelle de raconter la Condition Humaine dans des situations d’adversité - liées à la réalité de l’Amérique Centrale.

Après la lecture d’un livre de Castellanos Moya, le lecteur se sent toujours sommé de répondre à une question : sommes-nous aptes au changement, le souhaitons-nous ? Avec ou sans raison, c’est au lecteur de trancher.

Notes :

[1]La nationalité de cet écrivain pose quelques problèmes : il est né à Tegucigalpa en 1957, mais il a vécu la majeure partie de sa vie à El Salvador.

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