Bitâcora de textos y notas varias

jeudi 18 septembre 2008

Un chœur kaléidoscopique

Ray Lóriga, L’homme qu’inventa Manhattan, Montréal, les allusifs, 2006.


Qu’est-ce que raconter une histoire ? Qu’est-ce que donner naissance à un personnage ? Comment fait-on pour qu’un narrateur existe, maintienne en tension le récit, tisse le tout avec un fil puissant, caché et en même temps tangible ? Comme fait-on pour qu’une histoire ait lieu lorsque le tout est constitué de voix parsemées, de valeurs et de protagonismes et d’antagonismes aléatoires ? Que laisser dans le non-dit pour que l’imagination reste proche et immatérielle, tout aussi paisible que redoutable ? Ces questions semblent naître lorsqu’on lit le dernier livre traduit de l’espagnol Ray Lóriga, L’homme qui inventa Manhattan, parue chez les allusifs il y a quelques mois.
Dans la même ligne créative que le français Antoine Volodine et ses fictions bâties grâce à ce qu’il a appelé des « narrats », L’homme qu’inventa Manhattan est fait à la manière d’un kaléidoscope, ainsi que d’une œuvre chorale. Bien moins délirant que Volodine, ou plus attaché à des référents proches de notre réalité, Lóriga tâche de créer une histoire, racontée en mettant l’accent sur deux niveaux, le visuel et le sonore. Nous avons le sentiment que la fiction que nous découvrons petit à petit possède bien ces deux directions. D’où vient ce sentiment ? De l’échafaudage fictionnel construit à partir d’une multitude de participations dissemblables, dont les fragments n’ont pas de véritable correspondance linéaire avec le(s) temps et le(s) lieu(x).
La faille centrale du livre qui produit cette première scission, tout à fait intentionnelle de la part de Lóriga, se trouve dans la manipulation du personnage principal, Charlie. Lui, qui est censé inventer Manhattan et qui apparaît au titre du roman, existe bel et bien. Or, au fil des pages nous assistons à un brouillage de cette voix narrative. L’entremise d’autres voix faisant partie de l’histoire altère son registre, et nous offre un monde confus et riche. C’est ainsi que, comme dans un chœur, chaque « personnalité » du roman (ou l’ensemble d’histoires) finit par avoir une même valeur : les jumelles coréennes Zen Zen et Zen Lee, l’homme aux désirs cachés Andreas Ringmayer III, la baie d’ Hudson, le faux docteur Ramon Corona, Martha la femme d’ Andreas, l’immeuble Ansonia, Charlie dont le nom est faux ainsi que celui de Chad, son compatriote roumain, les Twin Towers, William Bourroughs, l’hôpital et tous ses malades, une vendetta entre gangsters des années trente, les grandes Avenues,. Chacune des personnalités résonne d’une manière spécifique, comme on peut le ressentir au fur et à mesure que l’histoire avance. Chacune a un soi, un tempo, un rythme qui le fait agir de telle ou telle manière. Comme Laura, cette fille extraordinairement belle et jeune, en qui résonne une grande joie de vivre, mais aussi une sorte de « faux » écho (s‘il en est possible), de creux ; ou comme Andreas Ringmayer et sa vie intérieure partagée entre le désir et le devoir, le devoir être et le vouloir être...
La ville, ainsi, acquiert un son plus riche, foisonnant d’échos. Mais, en fait, de quelle ville parle-t-on ? Oui, comment se tromper, on parle de New York, et surtout d’un quartier, du quartier de New York : Manhattan. Mais en est-il vraiment ainsi ? Ou mieux dit, que faut-il entendre par « New York » ? Point central du livre, nous assistons à la mise en question d’un lieu qu’on est censé connaître - ou reconnaître - à travers le récit qui lui donne corps. Echos des souvenirs, échos des fantasmes, ce New York là a été inventé bien longtemps avant, en Roumanie, par Charlie dans son enfance, partagée avec Chad. Il pensait, dans son village,

que le Ciel ressemblerait beaucoup à Manhattan parce qu’il s’était imaginé que Manhattan ressemblerait beaucoup au Ciel (p 132).

Terre du rêve, du voyage initiatique, ce coin du monde sera l’espace imaginaire où tout peut avoir lieu. Même la mort. Présent, passé, futur, tout se confond dans le récit d’une ville inventée encore et encore par d’autres voix qui songent dans le futur.
Absente en fin de compte du hic et nunc, la ville réelle de New York (on pourrait même dire toute ville réelle dans un récit) n’est pas celle qu’on attend(r)ait, ni celle qu’on voudrait attendre. Bercés alors par les voix de L’homme qu’inventa Manhattan, nous assistons à l’approfondissement de ces mêmes voix. Enoncé par eux-mêmes, l’aperçu que nous avons des personnages se modifie en écoutant, en regardant ce qu’ils sont pour les autres. Jeu de kaléidoscope, ce qui semblait être là ne l’est plus, ou pas ainsi, ou si mais... En jonglant avec leurs vies intérieures et extérieures, Lóriga met à nu les nombreuses facettes qui composent l’homo citae modernae, l’homme de la ville moderne. Prenons, par exemple, ce jeune devenu trop subitement star. Il y a une profonde fêlure entre l’image qu’il donne et sa vie intérieure : de ses cauchemars et ses mensonges à son succès comme acteur de films.
De même, il y a d’autres exemples de compositions variées d’un même personnage, comme celui des jumelles, ou celui de Charlie lui-même. Grâce à des nombreux fragments sur lui, nous apprenons qu’à New York il est le touche-à-tout du quartier, un peu l’engrenage essentiel qui fait tout marcher comme il faut dans cette partie de la ville. Dans ce sens, nous pouvons penser que Charlie partage quelque chose avec Lóriga, puisqu’il est question d’ordonner, d’agencer un ensemble d’éléments divers, de leur donner sens et direction. D’un côté, il y a la tâche du travail manuel, et de l’autre, celle d’inventer la ville à travers ses histoires. En reprenant l’image de Charlie en tant que concierge (l’un de ses nombreux métiers), nous pouvons penser que c’est bien là l’image de l’auteur et de l’immigré, le maître des clefs. Peu importe que celles-ci nous ouvrent la porte des secrets les plus intimes des personnages, ceux qui finissent dans les poubelles de la mémoire, engouffrés par le remord ou la peur ou la culpabilité ; peu importe que l’on pense les secrets de la narration, ceux qui nous émeuvent et nous font suivre une histoire jusqu’à la fin. En fin de compte, c’est créer une histoire dont il est question.
De l’amalgame des endroits, des temps et des espaces de la ville, provient sans conteste l’atout du roman. Or, à notre avis, il n’y a qu’une seule chose à regretter : une voix trop homogène qui empêche de temps à autre l’indépendance de chaque personnage. Le narrateur - ou la voix narrative, prend parfois le pas sur la vie intérieure des personnages, en unifiant le ton utilisé pour chaque fragment. Par contre, quand le narrateur ou la voix narrative cède la place à l’agir des personnages et accepte que ce soit le récit (la création du récit sur le champ) qui l’emporte sur le fait de mémoire, sur le fait de devoir construire un souvenir (inventé, ou mieux encore : ré-inventé), la prose excelle et donne ses meilleurs moments. Au fragment « Kilomètre 26 », Martha a un accident de voiture, qui fait trois tonneaux et se renverse. La femme reste suspendue par la ceinture, et voit tout à l’envers :

Elle regarda ses jambes ; elle avait été toujours très fière de ses jambes. A vrai dire, pour une femme de quarante ans, elle avait un corps splendide. Elle avait été fidèle au gymnase Reebok, deux fois par semaine pendant les deux dernières décennies ; tout cet effort allait être maintenant récompensé [...] avec ses jambes magnifiques et sa culotte rouge de La Perla, elle était certaine de faire une bonne impression. Elle pensa que plus tard, peut-être, quand toute l’affaire sera terminée, quand les secouristes seront en train de ranger l’ambulance dans le garage, quand les policiers descendront au bar une fois leur service fini, quand l’homme qui criait parlera de l’accident à des amis, ils feront peut-être un clin d’œil, un sourire, une allusion à cette superbe femme à la culotte rouge que nous avons trouvée la tête en bas dans une Volvo (p 106).

Réverbération de réalité ou de rêverie, L’homme qui inventa Manhattan nous montre donc un New York où tout étincelle comme un diamant merveilleux, à mille faces - mais qui se révèle toutefois être un faux. Le personnage qui inventa Manhattan, Charlie (déjà traité de « fou » dans son pays d’origine), nous l’avons déjà dit, ne s’appelle pas originellement comme cela. Ni son meilleur ami par ailleurs. De là surgit le doute sur leur identité -sur l’identité en général. Puis, il y a le doute aussi sur la « véracité » sur ce qu’ils racontent, se racontent. Comme le dit le narrateur, à Charlie et Chad

il leur arrivait souvent de se souvenir dans le moindre détail de choses qui n’étaient jamais arrivées. Ce n’était pas grave. Ils étaient depuis si longtemps à New York que certains souvenirs avaient fini par se cacher dans cet endroit de la mémoire qui conserve de la même façon les événements réels que les imaginaires (p 12).

Toute tentative d’établir une quelconque véracité est de facto annulée, et précisément sur ce sillon, celui des annotations, des indications, et des signalisations faites par la voix narrative globale, qui trace le sentier qu’il faut prendre pour bien profiter de la lecture, des personnages qui habitent cet étrange roman. Les souvenirs, sortis du tiroir de la mémoire, nous amènent puis nous emmènent d’un continent à l’autre, d’un bout du quartier à l’autre, d’une jumelle à l’autre, en nous interpellant sans cesse sur ce que sont la distance et les points communs entre les être humains. « Réels » ou non :

Toutes les histoires de ce livre font partie du rêve de Charlie, elles sont toutes imaginaires même si beaucoup, la plupart, sont véridiques (p 18).

Réussite donc du pari de l’auteur. En donnant ainsi les coordonnées d’un espace entièrement fictionnel, le narrateur se libère et du même coup libère aussi le lecteur, prêt à profiter de sa lecture et de trouver dans quelle mesure Lóriga est ou non un bon écrivain.


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