Bitâcora de textos y notas varias

mardi 9 juin 2009

Piemme et la nécessité de mordre ses amis

Jean-Marie Piemme, Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis, Actes Sud, 2008.

Mise en scène du « Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis » au Centre Wallonie Bruxelles, avec Philippe Jeusette et Fabrice Schillaci, du jeudi 4 au samedi 6 décembre 2008, produit par le Théâtre National de Bruxelles.

Dans sa dernière pièce, Jean-Marie Piemme ose (re)créer un monde où il travaille les principaux thèmes qui hantent notre vie quotidienne pour les exhiber sur la scène avec la plus grande des ironies. Comme si notre regard « objectif » sur les choses n’était plus capable de percer à l’heure actuelle les méandres des contradictions humaines avec netteté, Piemme nous fait assister à la rencontre de deux inconnus, « les derniers maillons de la chaîne », à travers les lunettes du clownesque pour (mieux) nous dénoncer.




Ces inconnus, un portier et un chien doté de parole et affichant des bonnes mœurs, représentent chacun le pire de son espèce. Le portier, employé dans un hôtel de luxe, habite dans une caravane à côté de la route. Parce que les services sociaux lui ont retiré la garde de sa fille, il y vit tout seul. Or, en réalité, et en cassant l’idée qu’on pourrait se faire du mal-être qui peut surgir de cette situation, le portier se plaît dans cet isolement. Misanthrope convaincu par l’expérience, mais aussi par volonté d’autoprotection, il préfère avant tout ne pas être accompagné : il laisse ainsi de côté le souci de prendre soin des autres, de lui-même en premier lieu.

Malheureusement pour sa solitude, c’est à cause de ce même goût du vide que le chien, lui aussi un être marginal essayant de se sauver de la vie de la rue (avant de finir piqué un jour par la SPA), jette son dévolu sur la caravane et son habitant. Le chien, malgré toute son amertume, voit dans le portier le salut. Précisément, intelligent comme il est, le chien s’aperçoit que c’est seulement en creusant dans l’amertume de cet homme qu’il pourra être accueilli en tant qu’animal de compagnie.

Petit à petit, ce canidé étonnement doué, puisque non seulement il marche sur ses deux pattes et a la capacité de parler, mais qu’il sait aussi réfléchir et le fait drôlement bien, s’immisce dans la vie du portier. Il doit ses habilités rhétoriques à ses deux « maîtres exceptionnels » qui l’élevèrent : le premier lui a appris la ténacité et la rigueur d’être rigoureux en suivant méticuleusement les recommandations d’un manuel du suicide… et le deuxième, avec une foi totale dans l’absolu, lui a appris que la seule chose qui vaille c’est d’être absolument honnête avec soi-même, sans états d’âme pour le fait de retourner sa veste ou de penser et faire le contraire absolu de ce qu’on croyait jusqu’alors. Ayant hérité un tel regard acéré et désabusé, le chien se trouve avec le portier face à son égal. Celui-ci, piqué à vif par cet arrivant inattendu et hors pair, se sent intrigué et rebuté par cette sorte de sosie « animale ». On peut penser que ce sentiment va entraîner une « quête » dont la réponse serait de reconnaître qui est le plus fort, le plus futé, le plus rusé.

Or, étant donné que chacun représente à sa manière une vision des choses, ne serait-ce que par la forme qu’ils doivent adopter (ou qu’ils sont censés adopter) d’après leur état (de miséreux) et leur condition (animale ou humaine) dans la société, la lutte qu’ils entament pour apprivoiser ou pour éconduire l’autre s’avère être une critique sans concession des points centraux qui obsèdent la société occidentale. Tous les deux sont férus des arts de la rhétorique, et l’on voit sous leurs langues s’effriter un bon nombre de « tabous » et d’« interdits de pensée », instaurés surtout par le rebut de la mémoire et par le politiquement correct —de nos jours tellement à la mode …

Ainsi, d’une manière ironique, mordante pour le lecteur-spectateur, tout défile. Par exemple, les extrémistes et les purismes de tout genre, comme celui qui a élevé le chien dans cette attitude d’absolu permanente , qui passe, après avoir croisé le plombier polonais, par deux attitudes opposées : vouloir effacer les frontières puis se réjouir de leur rétablissement après avoir croisé un plombier polonais… Portier et Chien s’attardent aussi sur les riches qui se trouvent au-delà de toute morale et retenue, comme le « baron » qui demande au Portier de le frapper. Face au refus de l’employé, et à la plainte du baron, le gérant de l’hôtel le gronde pour son manque « de dévouement ! ». Ou cet autre riche qui s’esclaffe du bas coût de la vie après qu’on lui a fait remarquer qu’une baguette ne coûte pas les 10 € qu’il a donné en aumône mais 1 seul (ironie qui ne manque pas de rappeler la fameuse phrase attribuée à marie Antoinette réagissant à la disette du peuple parisien « Qu’ils mangent de la brioche… »). Pis encore, ils démontent la figure d’une femme absente dont le rôle est central pour la pièce : l’assistante sociale qui a décidé de retirer la garde de sa fille au portier. En mettant à nu les incongruités entre les moyens des parents et ce qui est leur exigé pour être considérés comme « normaux » (l’assistante lui dit, sûre d’elle, que la petite pourrait s’épanouir bien plus dans un « appartement avec deux chambres, bien situé, avec la vue dégagée », sans donner au portier les moyens financiers pour qu’il puisse réellement le faire), l’ironie fait éclater une nouvelle fois les aberrations des règles créées on ne sait plus très bien quand, ni comment ni par qui, mais qui obligent d’avoir, par exemple, comble de l’absurde, une télévision pour être pris pour quelqu’un de « normal » et d’informé, au risque d’être taxé d’ asocial…

Sans aucun doute, Piemme se faufile entre les failles de notre système, et c’est par l’inattendu que cette pièce nous étonne grâce à la manière dont la chaîne du destin des personnages est tressée. Comme des personnes qui se croisent dans la vie quotidienne, qui s’identifient, entrent en contact et sont capables de percer leurs secrets les plus profonds/ enfouis — et donc de découvrir leur part la plus intime, le chien et son maître nous poussent à croire dans la possibilité de réveiller et de tirer l’autre de ses fausses idées. Bien sûr, croiser l’autre n’est pas sans danger ni dépourvu de conséquences. Comme deux voyageurs dans le métro, les deux protagonistes ne se « parlent » plus. Ou si, mais seulement lors de leur déplacement et à travers les contacts physiques qu’ils ont les uns avec les autres, ce qui produit une violence des chocs qui oblige à une réponse immédiate, et comem viscérale : le mordre.

Le sens du titre prend alors toute sa mesure : ne pas se laisser faire, c’ est mordre. Mordre pour se défendre. Voilà la première nécessité de mordre ses amis. Quant à la deuxième, elle est plus subtile, mais plus profonde aussi : mordre pour aller à l’intérieur de l’autre, le réveiller à soi (donc, à nous-mêmes), et partager un bout de route, un coin de la caravane, et, pourquoi pas ? le sourire de l’enfant qui, sans avoir la possibilité d’un futur douillet, possède du moins un lien affectif avec l’autre. Même donné à contre-cœur. Comme une morsure.

Quant à la mise en scène de cette pièce, produite par Théâtre National de Bruxelles, elle reflète assez bien la vivacité demandée par le texte : l’échange des comédiens est vif, puisque c’est dans le tissu de la langue que les être réagissent vis-à-vis des autres, puisque c’est à travers l’image qu’on donne de soi que l’interlocuteur est rejeté ou, au contraire, invité à fléchir la distance qui nous sépare et nous fait oublier le contact qu’on refuse d’avoir avec le monde extérieur. Seuls les mots et le jeu extraordinairement réussi de Philippe Jeusette et Fabrice Schillaci emplissent cet espace presque vide, devant lequel nous sommes assis en tant que spectateurs, mais qui grouille de colères, d’angoisses, de peurs et de trahisons installées là, juste derrière l’ombre qui se loge derrière les œuvres des hommes.

Parler prend ainsi toute sa valeur dans cette pièce qui nous rappelle quelque chose d’essentiel : dans le théâtre, comme dans la vie, ce geste qui ouvre au dialogue sert à ouvrir un territoire où l’on échange et où l’on peut heurter l’autre — afin de le connaître. Curieusement, de manière inattendue (et un peu anticlimatique, il est vrai), avec cette fin en « happy end », la pièce nous montre que même ce sourire final possède parfois un goût amer : l’autre nous montre notre richesse, mais surtout notre pourriture. Est-il possible de percer le cœur d’un homme à travers l’ironie, la démesure, le rire ? Mordre, causer : un seul geste, dont la seule différence se trouve dans la distance du rapport établi. Alors viens là que je te morde, moi qui t’aime autant.

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