Bitâcora de textos y notas varias

mardi 9 juin 2009

Le Mexique en Vue


Maison Rouge
Mexico : Expected/Unexpected.
Collection Agustín et Isabel Coppel

26 Octobre 2008 - 18 Janvier 2009

Sixième volet d’un projet qui semble de longue haleine, l’exposition « Expected Mexico Unexpected » à la Maison Rouge a permis de voir pendant presque trois mois quelques œuvres majeures de la collection du couple mexicain Isabel et Agustín Coppel sur le continent européen. Constituée d’environ cinquante pièces de tout genre, allant de la photographie et la peinture, en passant par l’installation et la sculpture, cette exposition met assez bien en avant ce qui résulte de l’intérêt qu’affichent encore les « vrais » collectionneurs (face aux « collectionneurs contemporains » qui ne sont rien d’autre que des spéculateurs, les mêmes qui ont pris d’assaut le monde de l’art afin de faire des placements financiers), dont le seul but est de réunir un certain nombre et type d’œuvres correspondant à leurs attentes et recherches personnelles.

Un cas exemplaire de cette recherche réalisée au fil du temps est celui de la collection de Pierre Bergé et d’Yves Saint-Laurent. Mémoire esthétique et effective de plus de 15 ans d’achats sélectifs, la collection qui vient d’être dispersée est considérée comme l’une des plus importantes de par sa taille mais surtout de par la qualité des œuvres choisies par goût de l’art et besoin d’un dialogue sur la recherche esthétique de nombreux artistes.




En ce sens, la collection des Coppel est d’autant plus captivante et intrigante qu’elle est le résultat d’un geste d’affirmation en tant que regard global sur notre temps. Elle prend forme dans la ville de Culiacán, dotée d’une vie culturelle plutôt discrète et surtout dépourvue de renommée « artistique ». Intéressée par l’œuvre, plutôt que par le lieu de naissance ou le travail des artistes retenus, cette collection commencée il y a une vingtaine d’années intègre un mélange assez attirant d’œuvres d’artistes mexicains (Enrique Guzman, Julio Galán, Graciela Iturbide, Mariana Yampolsky Gabriel Orozco, Carlos Amorales, Damian Ortega, Abraham Cruzvillegas…) et étrangers (Ed Ruscha, Gordon Matta-Clark, Dan Graham, Maurizio Cattelan, Kendell Geers, Jonathan Monk, Francis Alÿs…).
D’après le travail du commissaire Mónica Amor (conseillé par Carlos Basualdo), qui organisa l’exposition en cinq grandes parties, il est possible de repérer deux grands axes qui définissent ces œuvres. Dans le premier, on peut « regrouper » les pièces qui s’intéressent aux possibilités expressives du « trop près ». Perte de repères, extrême conscience des éléments à peine visibles à l’œil nu ou inattentif, sont certaines des caractéristiques qui résultent de cette vision extrêmement proche du microcosme. L’autre axe est le résultat de l’opération inverse : l’observation et la mise en scène du « trop loin ». Malgré la contextualisation qu’établit le spectateur dans un monde où les choses sont identifiables dans un entourage à échelle sociale, et la possibilité qu’il a donc de fixer des points de repères lui permettant de décoder le monde (ce qui était bien plus difficile dans les œuvres de la « proximité »), la tâche en général d’accéder au sens et aux enjeux des œuvres se ressemble énormément.
Il y a, dans la collection, certains artistes étrangers qui travaillent au Mexique ou qui se sont intéressés à des thèmes « mexicains », et dont l’œuvre semblerait parfois entrer en dialogue avec les œuvres des mexicains. Un dialogue curieux parce qu’on a l’impression qu’ils effectuent un mouvement complémentaire : les premiers voulant se rapprocher de la vie et de la culture mexicaine, et les autres la laissant de côté, dans une quête plus proche de la création à l’échelle planétaire qui ne se soucie guère de l’endroit d’où ils viennent.


Mais de tous les auteurs présents à cette exposition, il est indispensable de consacrer quelques lignes au peintre sui generis Enrique Guzmán. En effet, ce plasticien tourmenté au point de mettre fin à ses jours à 34 ans, synthétise bien l’esprit de l’art mexicain du XX siècle. Son œuvre, unique et forte, appelle à être davantage reconnue, et non pas découverte, puisqu’elle est déjà là, à portée de main. De même, l’art contemporain mexicain est là, foisonnant et riche, en attente d’une diffusion plus large, tant de la part des mexicains eux-mêmes, que des étrangers qui s’intéressent à l’art de l’Amérique latine.



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Transmigration. Quatre photographes mexicains en Europe.
Instituto de México, Paris
19 novembre 2008 – 10 février 2009




A l’occasion du mois de la photo, l’Institut du Mexique à Paris a présenté l’exposition « Transmigration. Quatre photographes mexicains en Europe : Raúl Ortega, Cristina Kahlo, Flor Garduño et Pablo Ortiz Monasterio ». Cette exposition, présidée/présentée par le commissaire Alejandro Castellanos, exprime assez bien son intention, qui peut être résumée en une phrase : de quelle manière ces images prises par des mexicains la plupart du temps en Europe, apportent-elles un regard nouveau aux spectateurs européens ? Nous allons commenter brièvement l’œuvre de deux photographes présents pour essayer de répondre à cette question.

Dans les photos choisies, prises dans la ville de Bologne, on décèle assez rapidement dans le travail de Pablo Ortiz Monasterio la volonté d’établir un double regard sur les objets, sur un seul objet à chaque fois. Que ce soit par un certain rapprochement des objets, ou au contraire, par une distanciation, Monasterio met en avant un dialogue de la perspective changeante. Cette variation des points de vue dévoile avec force le côté visible et voyant de chaque objet. Ainsi, qu’il s’agisse des espaces ouverts de la ville, des clichés de bâtiments qui servent de motif et de mirador pour saisir leur propre absence, des objets tels que les livres où les enluminures parlent des histoires racontées et cachées aux yeux de tous — sauf à la page qui lui sert de pendant muet, de sculptures, tous ces objets sont la matière essentielle des clichés sur lesquels le regard de Monasterio a pu se dédoubler.

Sans doute les photos les plus intéressantes sont celles qui, mises en dialogue sans qu’il y ait entre elles de connexion apparente, poussent le spectateur à créer une « histoire » dans son esprit avec ces deux éléments. Si le but semble au départ de tout simplement constater les liens subtils qui relient telle et telle image, on se demande ensuite quels sont les véritables points de clivages entre elles. Y a-t-il vraiment un passage entre elles qui puisse nous assurer que nous faisons la bonne lecture ? A la fin, étonné de la simplicité apparente et par la sous-jacente complexité des images, le spectateur demeure indécis quant à la certitude des liens ou des éléments de cause à effet qu’il avait cru trouver. Croire ou ne pas croire s’avère être alors un état d’âme, une possibilité ouverte à la lecture individuelle ou d’ensemble, autrement dit, quelque chose de difficile à confirmer ou à infirmer.

Flor Garduño, de son côté, s’est penchée/ a travaillé sur sur la Pologne, et ses photos peuvent être vues en deux temps. D’abord, par le fil conducteur de la composition et du cadrage mis en jeu (voire en joue) avec l’entourage. Il y a, dans ces clichés, un arrière-goût d’êtres vivants visités par l’ange exterminateur de Luis Buñuel, comme s’ils étaient enfermés là, dans le cadrage, sans savoir depuis quand, ni jusqu’à quand. Ce sentiment est renforcé par ces objets qui témoignent de la vie des hommes tout en soulignant leur absence, leur rigidité (petites figures en bois, peintures), ou leur totale « innocence ».

C’est, au fil de la visite qu’on ressent l’élément qui s’impose comme étant sans doute le plus important : la distance. Ecart qui lui permet d’avoir une certaine ironie sur les choses. Par exemple, dans ce qui semble être la campagne, la photo du « Paysage aérien » nous montre des enfants qui, comme des petits dieux sales et maladroits, contrôlent incroyablement le monde d’une main vacillante.

La distance de Flor Garduño, poussée à l’extrême, extrait les objets de leur milieu naturel. Dépouillées de contexte, les « Poires » d’un autre cliché nous font voir une niche transformée d’un seul trait en carré blanc et nature morte, dont la lumière diffuse une légère étrangeté, comme celle d’une peinture de Magritte où les objets se mettent à flotter comme si de rien n’était, comme s’ils étaient toujours posés sur un socle solide, atteints d’une étonnante « neutralité ».

Ainsi, malgré le fait que les référents soient les « mêmes », il y a un changement quant à la posture et aux perspectives adoptées, qui, au bout du compte, mène à poser le regard sur ce qui, d’emblée, ne devait pas attirer notre attention, comme a pu le faire par exemple Martin Parr, parmi bien d’autres.

Du dédoublement qui tire son origine de l’opposition entre la photo d’une tour et la photo de son ombre, jusqu’aux décors étoilés et baroques des foires du trône, ces photographies s’exposent comme un faux miroir, où l’on s’observe comme si on était un autre. De l’évidence à la découverte, ce détour par l’étranger étonne par sa limpidité : une transmigration de vues.


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Damián Ortega, « Espace de vision ».
Centre Pompidou, espace 315.
12 novembre 2008 - 16 mars 2009

Que voyons nous quand nous regardons ? Comment le monde est-il composé matériellement ? De quelle manière notre perception nous joue-t-elle des tours et nous fait-elle voir ce qui n’existe pas dans la réalité ? Après avoir vu l’installation du mexicain Damián Ortega dans l’espace 315 du centre Georges Pompidou, le spectateur est inévitablement hanté par ces questions — et bien d’autres.

Ce qui est curieux, c’est le minimalisme des moyens utilisés et l’effet obtenu. Etant le premier latino-américain à investir cet endroit prestigieux, Ortega tire son épingle du jeu de manière frappante. D’emblée, lorsqu’on entre dans la salle, on a l’impression d’être dans un espace décoré d’une façon trendy (un peu à la manière du café-restaurant du Palais de Tokyo), mais aussi d’être dans la chambre d’un enfant dont les rideaux s’étalent comme une toile de jeu. Des rideaux qui nous incitent à le traverser pour aller jusqu’à ce point, indiqué par l’image d’un œil, que le dépliant nous invite à atteindre à l’autre bout de la salle.

Damián Ortega © Centre Pompidou

On fait alors un parcours en zigzag et on découvre la matière des fragments en plastique de coloris divers qui pendent ici et là. Ces formes identiques constituent un tramé de couleurs qui sont aussi des chromes (on dirait plus facilement aujourd’hui des pixels), qui sont des atomes. Au fur et à mesure que l’on avance, on repère une certaine cohésion des couleurs, des lignes qui suivent un dessein qui nous échappe. Une fois arrivé à la fin, on se place là où on est censé arriver pour découvrir l’intérêt de l’installation. Mais non, il faut aller plus loin, contourner et regarder à travers une minuscule perforation pratiquée dans le mur.

C’est là, de l’autre côté de la fente, à travers le judas, que nous saisissons (nous sommes saisis par) ce qui apparaît enfin : un œil, qui nous regarde comme un miroir tridimensionnel, et au beau milieu duquel les autres se baladent, sans le voir, sans nous voir. Comme Damián Ortega l’explique dans un entretien, il est étonné des découvertes scientifiques qui affirment que les traits n’existent pas matériellement. Et que les couleurs ne sont rien d’autre que des particules, des chromes suspendus, et c’est la vision qui les relie, comme ces « atomes » plastiques de la salle.

L’œil qu’il prit comme modèle, provenant de la photo d’un magazine, reprend la méthode utilisée par le personnage de Blow Up en faisant des gros plans successifs sur une image jusqu’au moment où il découvre un meurtre. La « mort » qu’Ortega découvre ici est celle de la matière comme continuité, de l’espace comme un bloc solide qu’on ne pourrait pas traverser. Par le biais de l’ironie du voyeur observé, ou plutôt, par le jeu de l’œil-miroir qui se voit en train de voir les autres, Damián Ortega réussit à poser les bonnes questions sur ce que représente l’expérience de l’art ; sur notre perception générale des événements ; sur la nécessité de l’« arrêt » de l’œuvre, indispensable pour qu’on puisse la voir délimitée : seuls les repères des limites visibles pourront servir de référence à toute approche ultérieure, à tout échange possible.

Œuvre paradigmatique de sa recherche, l’œil de Damián Ortega reste là, suspendu, et la myriade de découvertes et de questions qui nous envahissent, se cachent derrière chaque « atome » translucide. En (dé)jouant avec le superficiel, il suffirait d’un coup d’œil pour parcourir cet espace de vision — et ressentir son vide. C’est pourquoi la visite la plus fidèle à l’installation serait celle-ci : en vitesse, en un clin d’œil. Qui reste là, comme figé.

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Piemme et la nécessité de mordre ses amis

Jean-Marie Piemme, Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis, Actes Sud, 2008.

Mise en scène du « Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis » au Centre Wallonie Bruxelles, avec Philippe Jeusette et Fabrice Schillaci, du jeudi 4 au samedi 6 décembre 2008, produit par le Théâtre National de Bruxelles.

Dans sa dernière pièce, Jean-Marie Piemme ose (re)créer un monde où il travaille les principaux thèmes qui hantent notre vie quotidienne pour les exhiber sur la scène avec la plus grande des ironies. Comme si notre regard « objectif » sur les choses n’était plus capable de percer à l’heure actuelle les méandres des contradictions humaines avec netteté, Piemme nous fait assister à la rencontre de deux inconnus, « les derniers maillons de la chaîne », à travers les lunettes du clownesque pour (mieux) nous dénoncer.




Ces inconnus, un portier et un chien doté de parole et affichant des bonnes mœurs, représentent chacun le pire de son espèce. Le portier, employé dans un hôtel de luxe, habite dans une caravane à côté de la route. Parce que les services sociaux lui ont retiré la garde de sa fille, il y vit tout seul. Or, en réalité, et en cassant l’idée qu’on pourrait se faire du mal-être qui peut surgir de cette situation, le portier se plaît dans cet isolement. Misanthrope convaincu par l’expérience, mais aussi par volonté d’autoprotection, il préfère avant tout ne pas être accompagné : il laisse ainsi de côté le souci de prendre soin des autres, de lui-même en premier lieu.

Malheureusement pour sa solitude, c’est à cause de ce même goût du vide que le chien, lui aussi un être marginal essayant de se sauver de la vie de la rue (avant de finir piqué un jour par la SPA), jette son dévolu sur la caravane et son habitant. Le chien, malgré toute son amertume, voit dans le portier le salut. Précisément, intelligent comme il est, le chien s’aperçoit que c’est seulement en creusant dans l’amertume de cet homme qu’il pourra être accueilli en tant qu’animal de compagnie.

Petit à petit, ce canidé étonnement doué, puisque non seulement il marche sur ses deux pattes et a la capacité de parler, mais qu’il sait aussi réfléchir et le fait drôlement bien, s’immisce dans la vie du portier. Il doit ses habilités rhétoriques à ses deux « maîtres exceptionnels » qui l’élevèrent : le premier lui a appris la ténacité et la rigueur d’être rigoureux en suivant méticuleusement les recommandations d’un manuel du suicide… et le deuxième, avec une foi totale dans l’absolu, lui a appris que la seule chose qui vaille c’est d’être absolument honnête avec soi-même, sans états d’âme pour le fait de retourner sa veste ou de penser et faire le contraire absolu de ce qu’on croyait jusqu’alors. Ayant hérité un tel regard acéré et désabusé, le chien se trouve avec le portier face à son égal. Celui-ci, piqué à vif par cet arrivant inattendu et hors pair, se sent intrigué et rebuté par cette sorte de sosie « animale ». On peut penser que ce sentiment va entraîner une « quête » dont la réponse serait de reconnaître qui est le plus fort, le plus futé, le plus rusé.

Or, étant donné que chacun représente à sa manière une vision des choses, ne serait-ce que par la forme qu’ils doivent adopter (ou qu’ils sont censés adopter) d’après leur état (de miséreux) et leur condition (animale ou humaine) dans la société, la lutte qu’ils entament pour apprivoiser ou pour éconduire l’autre s’avère être une critique sans concession des points centraux qui obsèdent la société occidentale. Tous les deux sont férus des arts de la rhétorique, et l’on voit sous leurs langues s’effriter un bon nombre de « tabous » et d’« interdits de pensée », instaurés surtout par le rebut de la mémoire et par le politiquement correct —de nos jours tellement à la mode …

Ainsi, d’une manière ironique, mordante pour le lecteur-spectateur, tout défile. Par exemple, les extrémistes et les purismes de tout genre, comme celui qui a élevé le chien dans cette attitude d’absolu permanente , qui passe, après avoir croisé le plombier polonais, par deux attitudes opposées : vouloir effacer les frontières puis se réjouir de leur rétablissement après avoir croisé un plombier polonais… Portier et Chien s’attardent aussi sur les riches qui se trouvent au-delà de toute morale et retenue, comme le « baron » qui demande au Portier de le frapper. Face au refus de l’employé, et à la plainte du baron, le gérant de l’hôtel le gronde pour son manque « de dévouement ! ». Ou cet autre riche qui s’esclaffe du bas coût de la vie après qu’on lui a fait remarquer qu’une baguette ne coûte pas les 10 € qu’il a donné en aumône mais 1 seul (ironie qui ne manque pas de rappeler la fameuse phrase attribuée à marie Antoinette réagissant à la disette du peuple parisien « Qu’ils mangent de la brioche… »). Pis encore, ils démontent la figure d’une femme absente dont le rôle est central pour la pièce : l’assistante sociale qui a décidé de retirer la garde de sa fille au portier. En mettant à nu les incongruités entre les moyens des parents et ce qui est leur exigé pour être considérés comme « normaux » (l’assistante lui dit, sûre d’elle, que la petite pourrait s’épanouir bien plus dans un « appartement avec deux chambres, bien situé, avec la vue dégagée », sans donner au portier les moyens financiers pour qu’il puisse réellement le faire), l’ironie fait éclater une nouvelle fois les aberrations des règles créées on ne sait plus très bien quand, ni comment ni par qui, mais qui obligent d’avoir, par exemple, comble de l’absurde, une télévision pour être pris pour quelqu’un de « normal » et d’informé, au risque d’être taxé d’ asocial…

Sans aucun doute, Piemme se faufile entre les failles de notre système, et c’est par l’inattendu que cette pièce nous étonne grâce à la manière dont la chaîne du destin des personnages est tressée. Comme des personnes qui se croisent dans la vie quotidienne, qui s’identifient, entrent en contact et sont capables de percer leurs secrets les plus profonds/ enfouis — et donc de découvrir leur part la plus intime, le chien et son maître nous poussent à croire dans la possibilité de réveiller et de tirer l’autre de ses fausses idées. Bien sûr, croiser l’autre n’est pas sans danger ni dépourvu de conséquences. Comme deux voyageurs dans le métro, les deux protagonistes ne se « parlent » plus. Ou si, mais seulement lors de leur déplacement et à travers les contacts physiques qu’ils ont les uns avec les autres, ce qui produit une violence des chocs qui oblige à une réponse immédiate, et comem viscérale : le mordre.

Le sens du titre prend alors toute sa mesure : ne pas se laisser faire, c’ est mordre. Mordre pour se défendre. Voilà la première nécessité de mordre ses amis. Quant à la deuxième, elle est plus subtile, mais plus profonde aussi : mordre pour aller à l’intérieur de l’autre, le réveiller à soi (donc, à nous-mêmes), et partager un bout de route, un coin de la caravane, et, pourquoi pas ? le sourire de l’enfant qui, sans avoir la possibilité d’un futur douillet, possède du moins un lien affectif avec l’autre. Même donné à contre-cœur. Comme une morsure.

Quant à la mise en scène de cette pièce, produite par Théâtre National de Bruxelles, elle reflète assez bien la vivacité demandée par le texte : l’échange des comédiens est vif, puisque c’est dans le tissu de la langue que les être réagissent vis-à-vis des autres, puisque c’est à travers l’image qu’on donne de soi que l’interlocuteur est rejeté ou, au contraire, invité à fléchir la distance qui nous sépare et nous fait oublier le contact qu’on refuse d’avoir avec le monde extérieur. Seuls les mots et le jeu extraordinairement réussi de Philippe Jeusette et Fabrice Schillaci emplissent cet espace presque vide, devant lequel nous sommes assis en tant que spectateurs, mais qui grouille de colères, d’angoisses, de peurs et de trahisons installées là, juste derrière l’ombre qui se loge derrière les œuvres des hommes.

Parler prend ainsi toute sa valeur dans cette pièce qui nous rappelle quelque chose d’essentiel : dans le théâtre, comme dans la vie, ce geste qui ouvre au dialogue sert à ouvrir un territoire où l’on échange et où l’on peut heurter l’autre — afin de le connaître. Curieusement, de manière inattendue (et un peu anticlimatique, il est vrai), avec cette fin en « happy end », la pièce nous montre que même ce sourire final possède parfois un goût amer : l’autre nous montre notre richesse, mais surtout notre pourriture. Est-il possible de percer le cœur d’un homme à travers l’ironie, la démesure, le rire ? Mordre, causer : un seul geste, dont la seule différence se trouve dans la distance du rapport établi. Alors viens là que je te morde, moi qui t’aime autant.

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